
Extraits de
La lune, les division, éd. Poésie-rencontres, 1997
Elégie pour Tarafa Ibn al-‘Abd
Sur les dunes de la Péninsule arabique, Tarafa Ibn al-‘Abd al-Bakrî, poète du milieu du sixième siècle qui a composé l’une des dix grandes odes préislamiques (les Mu‘allaqat« Les poèmes suspendus »), est sur sa monture (chamelle ou cheval), avec son oncle le poète al-Mutallamis. Chacun d’eux porte une lettre du roi d’al-Hîra ‘Amr Ibn Hind, à al-Muka‘bir gouverneur de Bahrayn. Mais pourquoi le roi les enverrai-t-il pour obtenir une récompense alors qu’ils n’étaient pas toujours tendres avec lui dans leurs poèmes, notamment Tarafa qui avait dit des vers satiriques contre lui et des vers courtois à l’endroit de sa sœur ? al-Mutalammis a des doutes, il ouvre alors la lettre et cherche un jeune d’al-Hira qui peut lui déchiffrer son contenu, pour découvrir ce message : « Si le porteur de cette missive est al-Mutalammis, alors coupez-lui les mains et les pieds, et enterrez-le vivant ». Il jette la lettre dans une rivière et rebrousse chemin, tandis que Tarafa continue, refusant d’ouvrir l’enveloppe cachetée, défiant son sort, dialoguant avec les solitudes, l’incertitude, la mort et le vide. On l’aurait assassiné, suite à cela, et il serait mort sans dépasser la trentaine.
I. La missive funèbre
L’élégie inventée à midi encore me donne les éclairs infimes de ses pierres.
Le vent abrège le lieu. Et se réveillent les éléments de
l’antique air. Division guerrière
soudainement.
Et le chant que j’asseois.
Matin creusé dans la rive.
Matin à quatre hymnes
entre dans le navire de la Vierge,
dans l’Iklil du nord.
J’ouvre la terre sur l’oreiller du mort.
Et maintenant dix sources
sous la voûte du mot.
L’élégie refait ses tambours dans le midi des pluies lointaines.
Des insectes étirent l’automne, et les fumées du poète sont d’une couleur jaune et rare, son hymne de bronze
entre dans la salive de Dieu et relie les jarres remplies de songes.
Ceci – et je suspends la lettre dans l’ergot du faucon.
Ici, le poète, ô rire !
Palme inclinée vers les étages les plus bas de l’argile d’insomnie.
La jouissance égoutte des nombres de neige et des coulisses noires couronnées de présages.
Les pieds encore invectivent l’ombre du roitelet, éponyme du lieu –
et la missive qu’enjambe mon oncle, fendant de sa monture le vent d’une péninsule agrégée dans le crime,
la même qu’enrobe le soupçon de ses draps orangés.
Quatrième saison sous le rideau d’une femme
élue, dans la taille d'un palmier
sommant les lances de surjeter les plaies.
Quatrième saison de pierres dans la poitrine de
la nuit
Rire qu’identifie la tempête dans l’arbre des préfaces,
et qui semble un alphabet ocre.
Ocre,
sur un cœur octopode grimpant le buste que l’on vient d’éclairer
par un couchant d’automne.
Et il n’importe que j’ignore dans quel cadavre gésir ou que je teigne mon nez de signes impériaux, ou que j’offre aux herbes une anse légère d’une main de plâtre
car, la bouche, seule, fixée sur un papier, au-delà des chroniques,
seule, confère à l’arbre énoncé l’investiture de l’horizon.
Ainsi, ses choses soufflées dans la psalmodie des lampes,
et les failles de son âge guerrier,
le marcheur sur les dunes peu communes porte des prescriptions funèbres.
Marcheur. Et non pas l’accomplissement, mais la tâche
où le sens se dégage de son sens.
Visage ! Quel visage était-ce, le griffait l’enchantement du marbrier
sur la dépouille de l’an où, certes, fut filigranée - et ne l’est-elle pas encore sur toute aile de la tribu -
l’ode momifiée
accrochée au grand mât du marché des poètes ?
Quelques femmes se lavent sous les brindilles de nuages,
dans un ciel échancré.
Une vapeur de plumes cérémonielles, des icônes, des arbustes magiques, des noms excellents, des étoffes panégyriques.
Une musique s’enflamme dans les parotides de l’astre.
Et autres choses dans la narration des dunes qui courent en cette rumeur.
« Accès aux brumes de songe. Accès du délire. Et qui s’en abstient alors que s’agrandit la taille à la mesure du vent jubilaire ? »
dit-il,
avisant ses pieds dans la lettre funèbre.
Quelques insectes, dans l’ébruitement du sable, s’amassent à son nez, et célèbrent
le parchemin syriaque et le cuir yéménite d’une ombre ambleuse.
N’assigne rien à ma face qu’un versant de soleil
trempé dans les huiles de l’Histoire
Moi,
qui revêts la matière
d’une écume de silences,
et encore,
levez-vous, sables !
Ce soir est un livre.
La certitude telle une vache
d’insomnie
qui sinue à flanc de tourments.
L’élégie depuis un midi millénaire qui
sourdement
mène à la première rougeur de l’aube.
Aube comme estampe obscure
sur le bras d’une divinité.
II. Ablution
Tour à tour, les cannes d’un esprit rayonnent
sur le crâne de l’aveugle,
Les chênes fument le vent, et prédisent la pierre.
Pierre chargée de deuils où bute le sens. Pierre qui,
pure, accouche
d’une ode
- Et la voici, pour toujours, dans les dunes.
Tant d’oiseaux dans ses hanches
La terre est blonde comme une chimère.
Et sur les tables molles de l’âge
les abeilles parcourent
le règne de la blessure.
Le chuchotement est maître des hymnes
sous les cruches du lait.
Une racine rouge enfle dans la voix du gouverneur.
Et le cœur libre
ensommeillé dans les choses qui éparpillent le paysage
garde son herbe à la flûte du berger.
Quatrième saison entre les signes des réticences.
Et toute la nuit, les prémices d’une molaire
poussent sur la couronne de l’Orient.
Fourchaient les troncs à chaque pénombre
de l’alphabet. Des oiseaux
simples sans qualité
voltigent dans la légende.
Et dans le fief de la rieuse
l’évanescence de leurs chants.
Une vaste robe trône sur l’horizon.
Des voyelles dispersées
au-dessus de quelques nuages.
Orage viride avec les arbres noue.
Et ma salive
si funèbre qu’elle lubrifie la tombe.
Et que mes faibles enchantements meurent
sous l’aisselle de cette lettre !
Un sifflement encore me jette
là où
le bois alimente le cœur
exposé à l’heure du crime
dans la lumière du chant.
Entre le désir et l’ombre du doigt,
la phrase de l’arbre
se retire.
Et les figuiers d’une vieille mort,
viennent raccorder leur danse
au vent
Le lait chaule l’écriture,
et on voit encore des crochets fins
annonçant l’ombre du poète.
Le poète s’asseyant sur les ruches de l’absence,
assiégeant les ruses du gouverneur.
Le scintillement d’un signet sur le heurtoir du sable.
La tête saigne au bout de la lettre. La tête blanche,
moqueuse d’un cheval
raconte le tombeau.
Ô Soleil ! Grande épouse !
tu as avec moi
une hargne quasi-filiale
tu
- sur les cornes d’un vieux démon
accourant vers le versant de mon je -
me prépares
les ablutions mortuaires !
