

الغلاف فاني بات couverture : Fanny Batt
Extraits de
De ce côté-ci et alentour, éd. L’Idée bleue, 2006
Sur moi
toujours papiers
pour noter cri bref
et é
crits brefs –
le mot papiers s’est chargé de trop d’exil ;
l’avoir menace d’exclusion l’être : être ailleurs ou ici selon avoir ou pas des papiers (le mot est faible). Et si seulement on cesse de savoir
où
l’on naît,
que
se passera-t-il de si grave,
dit mon fils
2
Besoin d’un lieu qui me dit son nom.
Pas de mot de moi pour dire sa teinte, pas de lettre à l’épaisseur de l’exil, son invective affecte la langue, et les ronciers, conscients des nœuds, des aiguillons qui les font souverains, occupent tout le chemin jamais battu on dirait, et où trouver des phrases comme ça.
Un lac serein devant ma face, sur sa bordure deux cèdres verts –
photographie d’une danse – bras multiples et cimes coniques confèrent au ciel un sens divin préoccupant, et le réel s’immerge encore dans la bouteille de Malvoisie que m’a offert hier O.
3
Tours, ce qui s’en détache, saison après saison, et broussailles dans l’un des angles du vieux manoir, le même roucoulement, le même vent de l’enfance, et contorsion des branches et du sens, et remémore les premiers vers d’Imra’u al-Qays et Tarafa et ‘Antara, suspendus tel un départ toujours départ sur le point de, et qui regrette, et qui regarde ce qui s’écoule et s’écroule et ce qui reste, les hautes ruines tant chantées sur les lèvres et sur la lyre, et toutes ces feuilles mortes encore figées et pas encore sur le sol, le chemin mou et crisse et vibre jusqu’à l’arbuste, qui me regarde de ma fenêtre, aux fleurs blanches roses, rose qui blanchit à mesure que s’étale le pétale, et que ma tête aussi vieillit. L’un des pétales est un signet entre deux pages des Regrets
4
Comme abîmé par un choc quelconque, l’œil boite un peu, et la nuit n’est pas stable mais rôde autour, les ruines se gonflent d’air, l’air s’appelle l’invisible, et ça frôle la peur, des taches de clarté vibrent ; ici réel et pensée se courbent_
et , tout appui s’écroule,
le noir se rétrécit dedans, que murs seulement inachevés sans toit, que dalles
et pierres et herbes sauvages, mais l’ivresse évase le temps et l’espace. Mon corps, ma langue tombent en connaissance libre, en connaissance de cause
5
La pluie glisse sur la pointe des pieds mes pieds, la clarté au-dessus d’elle se force à rester claire, mais le dehors ici toujours courbe et ça dérive vers le dedans comme des ramures bien prononcées, et le passage lent d’ailes noires, de plus en plus bas, et je me dis qu’à vol d’oiseau, l’enfance est là, tout près de la main, laquelle oscille aussi dans l’air, et quelquefois les doigts raidissent à la rencontre d’un point de mémoire ou une erreur ou un lieu méconnaissable ou un visage, ah, tant de plis sur le visage de la mère, et je voudrais et je voudrais, tandis que gagne la lisière le vœu, et tout ce qui naît d’une lisière est façonné par les arrêts, les pointillés veux dire, de là où on va, de là où déjà allé, et qui ne cessent de se pointer, en chaînes de points, telles les chaînes d’un écubier ; et cela dit, ce paysage se cogne à moi ; de même moi le vent me heurte, l’exil en moi se vieillit, je me contente de le montrer de temps à autre
à autre
6
Mon nom
déformé
par
la langue
(celle qui me reçoit)
se décroche, je le maintiens dans mes mains, et le bats avec l’angle de la pierre, mais je n’arrive à l’effriter. Les étincelles n’ont pas la forme de lettres – rainures seulement qui placent le noir entre elles, se dé-
placent, puis se re-
constituent.
Quant aux choses dans ma bouche, je leur accorde, chacune, deux noms, et quelquefois deux sexes, quand c’est des choses disons palpables, mais aucun nom pour l’ineffable, ah ineffable, dis-je, voilà le mot, quand, de retranchement en retranchement, de pourquoi en pourquoi jusqu’au bégaiement ultime de parce que, quand on lève les mains disant seulement parce que, je l’aurais compris,
la langue – comme le sexe,
l’organe
l’obstacle aussi
8
Rachida, fille de ma tante sœur de ma mère, timide, frêle, voile assorti à ça, pas mèche dehors à prendre feu, aucune aucune, ça prend pas, que simples phrases comme un silence qui creuse la tête et les artères. Deux ans de chaîne dans une usine, sept heures du mat jusqu’à vingt heures, et si le patron le veut, il dit aux filles : toi, toi et toi et vous derrières vous resterez la nuit, j’aurais besoin de mille tee-shirts d’ici demain ; un demi-œuf et une vache qui rit dans une demi-baguette en guise de dîner ; deux ans de chaîne sans salaire, seulement cela : si tu me montres que t’es soumise, t’auras ta place. Le jour se lève tenaillé avec pinces de nuit, et la porte d’usine en face : abandonnez toute espérance vous qui entrez
9
Sur le journal des morts des morts des trous de sombres reliefs de morts encore voisins de morts mères pères de morts et l’appétit d’un signe à l’autre grandit, les signes ouvrent la porte du Chaos : la guerre en a la serrure brouillee, Et la clef par l’aage si rouillee
si
rouillée, si
mangée de grains corrosifs
10
(Enclaves espagnoles)_
Amoncellement de branchages
et de vies
Des échelles de bois
grimpent les
fils de barbelés
La frontière aiguisée
mime
un cri aigu
aigu
Des uniformes ratissent en amont
Une tranchée creusée
quelques mètres
afin
que corps et écho
de cris
trébuchent
Dans la guérite
le garde civil espagnol
dit
C’est un condensé
de désespérance
Des chairs sont tombées
par balles
ou
écrasées contre
contre
un double grillage surélevé
D’autres d’autres ont traversé
la mer verticalement jusqu’
au fond
Tout est noir qui noircit
de
plus en
plus
la peau la vie les cayucos[1] la nuit
bien sûr
toujours la nuit cela
se passe
L’enclave se rétrécit
jusqu’à la taille
d’un focus
d’une caméra
[1] Les cayucos sont des embarcations de pêche utilisées au Sénégal et en Mauritanie. Des passeurs les ont utilisées pour transporter des personnes voulant traverser clandestinement vers l’Europe.